En Mauritanie, un climat intellectuel préoccupant s’installe peu à peu : celui qui consiste à faire croire que la tribu, le village et leurs autorités traditionnelles seraient incompatibles avec l’État de droit. Dans certains discours, ces réalités sociales sont présentées comme des survivances archaïques, voire comme une faute juridique qu’il faudrait corriger au nom de la modernité. Cette vision est non seulement erronée, mais elle trahit surtout une méconnaissance profonde du droit, de l’histoire et de notre propre référentiel religieux.

Aucun système juridique au monde ne s’est construit dans le vide. Le droit est né de la société, et la coutume en a été la première expression. Avant les constitutions écrites, avant les codes et les institutions modernes, les communautés humaines vivaient déjà sous des règles qui organisaient la famille, la solidarité, la propriété et la résolution des conflits. Prétendre aujourd’hui que la tribu ou le village seraient, par nature, contraires à l’État de droit revient à nier l’origine même du droit.

Les États modernes qui ont assumé cette réalité ne s’en portent pas plus mal, bien au contraire. En Côte d’Ivoire, la Constitution reconnaît explicitement les rois et chefs traditionnels, regroupés dans une institution nationale. Leur rôle est clairement encadré : contribuer à la paix sociale, à la cohésion et à la médiation, sans jamais empiéter sur la souveraineté de l’État. Au Sénégal, même si la Constitution ne les consacre pas formellement, les chefs de village et autorités coutumières sont intégrés à la vie administrative locale et servent de relais entre l’État et les populations. Ces exemples montrent une chose essentielle : reconnaître les structures traditionnelles ne fragilise pas l’État, cela le rend plus réel et plus proche des citoyens.

En Mauritanie, cette question devrait pourtant être encore moins polémique, car notre système juridique s’inscrit dans une tradition islamique qui reconnaît pleinement la coutume comme source du droit. Le Coran lui-même ne nie pas l’existence des tribus et des communautés ; il les reconnaît comme une réalité humaine voulue pour l’organisation sociale et la connaissance mutuelle entre les hommes. Dans le droit musulman, la ‘urf, la coutume, est admise tant qu’elle ne contredit pas les principes supérieurs de justice, d’équité et de dignité humaine. Faire comme si la tribu était étrangère à l’islam juridique est une falsification intellectuelle.

Le vrai débat n’est donc pas l’existence de la tribu ou du village, mais la limite à ne pas franchir. Aucune autorité traditionnelle ne peut se substituer à l’État, ni revendiquer une souveraineté politique propre. Aucune coutume ne peut justifier l’atteinte aux libertés individuelles, à l’égalité devant la loi ou à la dignité des personnes, notamment des femmes et des jeunes. Lorsque ces lignes rouges sont respectées, la tribu et le village ne sont pas un problème juridique, mais un facteur de stabilité et de cohésion.

En réalité, le danger pour l’État de droit ne vient pas des structures sociales traditionnelles, mais de leur instrumentalisation politique ou, à l’inverse, de leur criminalisation symbolique. En opposant artificiellement citoyenneté et appartenance communautaire, on fragilise le lien entre l’État et la société. Un État fort n’est pas celui qui nie les réalités sociales, mais celui qui les encadre, les régule et les dépasse par le droit.

Faire de la tribu ou du village un « péché » en droit est une erreur stratégique et intellectuelle. L’État de droit ne se construit pas contre la société mauritanienne, mais à partir d’elle. La souveraineté appartient à l’État, la loi est la référence suprême, mais la coutume demeure une source vivante du droit et un socle social indispensable. C’est dans cet équilibre, et non dans la négation de notre réalité, que se trouve la voie d’une Mauritanie juridiquement moderne et socialement apaisée.

Mohamed BNEIJARA

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