(Amadou Alpha BA) – Il y a quelques jours, le Ministre de l’économie et des secteurs productifs, s’adressant à l’hémicycle mauritanien, a développé ce qu’il a appelé une nouvelle approche de développement du secteur agricole en Mauritanie.
Nous en retiendrons quelques principes comme lignes directrices de cette approche qu’il a qualifiée de novatrice. D’abord, il ne s’agira nullement de remettre en cause l’ordonnance de juin 1893 relative à la réforme foncière. Il faudra encore que ceux qu’on appelle désormais riverains soit d’accord par consensus sur la mise en valeur des terres de leur localité.
Et enfin, cette nouvelle approche aura comme socle un contrat entre trois parties : l’état Mauritanien, les bailleurs privés nationaux ou étrangers, et les riverains. L’état mauritanien étant un simple garant du contrat.
Nous savons que depuis 1983, année de la promulgation de la réforme foncière issue de l’ordonnance 83-127 du 05 juin 1983, la Mauritanie, qui vivait une crise de cohabitation entre ses différentes communautés ethnoculturelles depuis sa création, a vu cette crise exacerbée par l’appétit vorace des milieux d’affaires issus principalement de l’armée, des maures blancs et du monde arabe sur les terres du walo du sud pays, terres détenues en très grande majorité par les populations haalpulaar, soninké et wolof, mais aussi par des haratines anciens esclaves.
Cette situation a conduit les différents régimes qui se sont succédé depuis lors à mener une politique cruelle de spoliation des terres au profit de cette oligarchie. La mise en valeur de quelques parcelles de riziculture initiée depuis les années 70 dans le cadre des projets de l’OMVS ne représenterait finalement que de la poudre aux yeux face aux centaines de milliers d’hectares de terres spoliées.
Le point culminant de cette stratégie a été atteinte à partir de 1989 avec la déportation au Sénégal et au Mali de plus de 200 villages de la vallée dont les terres, rajoutées à celles appartenant aux Sénégalais, ont été redistribuées à d’autres populations et autres hommes d’affaires. Cependant, la distribution à tout va de titres fonciers à ces nouveaux propriétaires, n’a nullement servi à la mise en valeur de ces terres.
Elle a surtout servi comme dépôt de garantie dans plusieurs banques et principalement la banque du crédit agricole qui prêtait à tour de bras à de faux paysans qui ne travailleront jamais la terre, et pire encore qui ne rembourseront jamais la plus grande partie de ces prêts, alors que les vrais paysans et propriétaires terriens, s’ils n’ont pas été déportés vers les pays voisins, n’arrivaient jamais à recevoir, ni la reconnaissance administrative des coopératives agricoles qu’ils créaient, à fortiori des titres fonciers, voire de simples permis d’occuper sur leurs propres terres.
C’est ainsi que lors de l’élection présidentielle de 2014, Mohamed Ould Abdel Aziz a annoncé plus de onze milliards d’effacement de dettes au profit de soi-disant agriculteurs, alors qu’en réalité, les riziculteurs de la vallée n’en détenaient même pas un milliard de dettes.
Plus de dix milliards avaient tout simplement été effacés aux profit de spéculateurs fonciers et autres barrons du pouvoir en place. Ce qui nous amène d’ailleurs à poser cette question : pourquoi ces questions foncières et agricoles n’ont pas concerné les investigations de l’assemblée nationale et de la justice sous l’ère Aziz ? Il n’est un secret de polichinelle pour personne que Aziz et ses amis se sont accaparés des milliers d’hectares dans la vallée et ont saigné à blanc la banque du crédit agricole.
C’est cette situation lamentable qui a conduit aux différents conflits fonciers que nous connaissons et que nous vivons présentement. Cependant, il y a aussi que d’autres populations, depuis 1989, avec des appuis tribalo-politiques, ont été installées dans des villages déportés et occupent encore et les villages, et les terres de cultures de ces populations, même si certaines d’entre ces dernières sont de retour depuis plusieurs années. Est-ce à cause de cette situation que Monsieur KANE Ousmane parle aujourd’hui, non plus de propriétaires, mais de riverains ?
Si le problème de Koylal a été résolu à la faveur des vrais propriétaires jadis déportés, ceci est surtout dû à une forte pression de la banque mondiale, bailleur du projet PARIIS qui refuse de mettre ses sous dans des terres spoliées et volées. Mais nous savons qu’il existe encore des centaines d’autres Koylal à Ngawlé, à Gurel Gobi, à Tékane (village d’origine de Monsieur KANE Ousmane) et ailleurs, dont les cas ne sont pas encore résolus et qui risquent de ne pas l’être de sitôt, au vu de l’orientation politique que nous observons et que nous vivons de nos jours.
Le règlement de ces cas est une condition fondamentale pour la réussite de tout projet agricole dans notre pays, et plus encore, pour sa stabilité politique et sociale, pour son existence. La politique de l’autruche face à ces réalités, ne servira à rien, sinon à une instabilité qui peut nous conduire au chaos.
Si la crise des légumes que nous avons vécu il y a une ou deux années avec la fermeture de la frontière marocaine et la crise céréalière actuelle que vit le monde en général et l’Afrique en particulier suite au conflit entre la Russie et l’Ukraine nous ont durement affectés plus que tout autre pays, c’est tout simplement parce qu’en Mauritanie, au lieu d’appuyer les vrais paysans, les politiques, ont depuis les années 70 préféré aider les hommes d’affaires spéculateurs et autres oligarques à s’accaparer des terres des vrais propriétaires et vrais travailleurs de l’agriculture.
Au moment où le Sénégal voisin débloque 70 milliards de Fcfa pour la campagne agricole 2022/2023, la Mauritanie se prépare à livrer ses paysans aux charognards de l’agro-business et à transformer les paysans de la vallée en simples ouvriers agricoles.
Et au moment où la politique agricole commune européenne, malgré ses fortes subventions de plus de 62,5 milliards d’euros en 2021, (sans compter les subventions individuelles de chaque état à son agriculture) est décriée par certains partis politiques, certains états, et les organisations paysannes, pour son insuffisance financière, la Mauritanie prône une plus grande privatisation du secteur au profit des riches. Quel contresens !
Faut-il rappeler à Monsieur Kane que la tenure traditionnelle de la terre en Mauritanie a toujours été du domaine privé. Pourquoi vouloir plus privatiser ce qui est déjà privé ? Ce dont le paysan mauritanien a besoin aujourd’hui, c’est le respect de sa propriété que viole en très grande partie l’ordonnance 83-127 du 05 juin 1983 qui refuse d’une part, de reconnaître la propriété collective et familiale qui est le fondement de notre solidarité sociale et de notre vivre ensemble au sein de nos communautés, et qui, d’autre part définit d’une manière très flou la notion de terre morte qui est à l’origine de plusieurs abus et spoliations de certaines autorités qui se comportent dans le sud comme des colons en terre conquise.
Cette réforme doit être corrigée à défaut d’être purement et simplement abrogée. Ce dont le paysan mauritanien a besoin, c’est justement d’élargir cette heureuse initiative expérimentale qui a eu lieu dans les communes de Djewol et Tékane, initiative de recensement des terres et des propriétés qui doit aboutir à la délivrance de titres fonciers aux vrais propriétaires terriens.
Ceci passera d’abord par l’annulation de toutes les concessions et donations faites par l’état depuis 1983, et surtout par la réaffectation des villages et des terres des déportés à leurs anciens propriétaires qui doivent être dignement rapatriés. Et enfin, et seulement après le règlement de ces questions lancinantes, l’état doit avoir une politique agricole qui mettra le paysan au centre de ses préoccupations par des subventions, des prêts, et une formation adéquate.
Seulement, le peu que nous connaissons (par lecture) de Mr le Ministre KANE Ousmane, est qu’il est issu des milieux d’affaires et du monde privé occidental et principalement Britannique. Et surtout qu’il a été un consultant habitué à chercher des marchés et des opportunités d’investissement pour les milieux financiers. Un homme d’affaires propulsé à la tête de l’économie Mauritanienne depuis le début des décennies Aziz. Donc un homme ayant la fibre de l’économie libérale, pour ne pas dire ultra-libérale, et pour lequel nous ne connaissons aucun background de militantisme politique en Mauritanie.
Ainsi, la seule différence que nous pourrons peut-être apercevoir, si différence il y’a, entre la politique prônée par Monsieur le Ministre Kane et celle appliquée depuis des décennies par les régimes de Taya et de Aziz, c’est la volonté du premier à éviter la brutalité des seconds, et accessoirement à masquer la démarche discriminatoire dont sont victimes les populations du sud, démarche qui est au centre et à la base de cette politique agricole depuis 1983.
D’autre part, si le paysan mauritanien a besoin d’un accord de partenariat avec un quelconque bailleur, il n’a nullement besoin de la garantie d’un état qui ne veut plus mettre ses sous pour financer son agriculture et aider ses pauvres paysans, mais il aura simplement besoin de la garantie du droit, un droit qui doit s’appliquer dans un véritable état de droit comme cela doit se passer dans toutes les démocraties du monde. Monsieur Kane quand on signe un contrat de location, ne serait-ce que pour un simple logement, on le signe avec le propriétaire, et non avec le riverain.
Les terres ont des propriétaires. Elles n’appartiennent ni au chef de village, ni au voisin. La notion de riverain dans ce contexte, est non seulement dénuée de sens juridique, mais renferme des germes de conflits que nous devons apprendre à éviter pour le bien de tous, pour la stabilité et la tranquillité de tous.
Oui à la finance, mais la finance qui finance et qui ne spolie pas. La finance qui subventionne, qui prête et qui ne s’accapare pas de tout. Là où la finance a eu comme alliés le racisme, la discrimination, la gabegie, la corruption et la spoliation des biens d’autrui, elle a produit un cocktail explosif. Et au vu de ce qui se passe autour de nous, à nos frontières, et même au vu de ce que nous devons apprendre des autres comme en Colombie, avec Les Paysans sans Terres d’Amérique Latine, nous soutenons que Mr Kane doit revoir sa copie.
Amadou Alpha BA
Délégué général de la CVE pour l’Europe