En Mauritanie, la tribu n’a jamais été perçue comme un archaïsme à éradiquer, mais plutôt comme une organisation sociale reconnue par l’islam, bâtie sur des valeurs de solidarité, de responsabilité collective et de cohésion communautaire. Pendant des siècles, elle a assuré des fonctions que l’État moderne n’a jamais totalement réussi à remplir : protection sociale, accès aux soins, secours lors des crises, médiation des conflits et intégration des individus dans un cadre collectif stable.

Pourtant, cette réalité dérange. Elle remémore l’échec persistant de l’État à se substituer efficacement à ces structures sociales ancestrales.

La colonisation française a ouvert la voie. En s’appuyant délibérément sur les tribus pour asseoir son contrôle, l’administration coloniale a transformé cette organisation sociale en instrument politique. La tribu a été renforcée non pour servir la société dans son ensemble, mais pour soutenir le pouvoir colonial. Cette logique n’a jamais été abandonnée, elle a simplement changé de visage.

Depuis l’instauration du pluralisme politique en 1991, la démocratie mauritanienne repose sur une contradiction majeure : au lieu de libérer le citoyen, elle a recyclé la tribu en machine électorale. Les dignitaires sont devenus des faiseurs de rois, les urnes se remplissent selon des consignes communautaires, et la répartition des postes politiques repose encore largement sur des calculs tribaux et ethniques soigneusement orchestrés. L’État prétend combattre le tribalisme, tout en en étant victime.

Une ligne rouge est aujourd’hui franchie.

Face au manque de courage politique pour engager des réformes intelligentes, les pouvoirs publics ont opté pour la fragmentation : diviser les tribus en catégories internes — marabouts, guerriers, esclaves, forgerons, griots — comme si ces groupes n’avaient jamais coexisté dans une même espace social, souvent dans une interdépendance historique réelle. Cette approche artificielle nie les mécanismes de solidarité internes et détruit de vieux équilibres, sans proposer d’alternatives crédibles. Là où des politiques de discrimination positive auraient pu corriger les injustices, on préfère alimenter la dislocation sociale.

Plus grave encore, cette logique de division ne se limite pas aux tribus maures. Elle menace aussi l’harmonie entre les différentes communautés nationales. Peuls, Soninkés et Wolofs, qui ont longtemps vécu en coexistence avec la communauté maure, partageant territoires, échanges économiques, traditions religieuses et solidarités locales, constituaient l’un des piliers de la stabilité du pays. Aujourd’hui, au lieu de renforcer ce vivre-ensemble, on joue avec les appartenances identitaires, alimentant frustrations, replis et méfiances.

La même erreur se reproduit dans les sphères religieuse et culturelle. Les confréries et les mahadhras, vecteurs essentiels du rayonnement islamique et intellectuel de la Mauritanie, ont été progressivement vidés de leur substance. À leur place : des festivals dénués d’âme et une islamisation hyper-centralisée, gérée par un ministère des Affaires islamiques qui a tout réglementé, tout contrôlé, mais aussi affaibli. La religion, devenue une administration, manque aujourd’hui de porteurs sociaux crédibles.

Le paradoxe est cruel : l’État détruit méthodiquement les structures qui faisaient société sans parvenir à en créer de nouvelles capables d’assumer ces fonctions fondamentales. Résultat : une société fragilisée, un citoyen isolé et un pouvoir qui ne tient plus qu’à des équilibres artificiels.

Il est temps de rappeler une vérité fondamentale que certains refusent d’entendre : les lois ne précèdent pas les sociétés, elles en émanent. Aucun texte importé ou modèle imposé ne pourra remplacer des siècles de coutumes et d’usages sans provoquer de fractures profondes. Gouverner la Mauritanie nécessite un courage politique : reconnaître ses bases sociales, les réformer sans les détruire, et construire un État moderne qui s’appuie sur ses communautés plutôt que de les affaiblir.

Mohamed BNEIJARA

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