Le Calame – Les manœuvres en vue d’un dialogue entre la majorité et l’opposition traînent en longueur. A votre avis, pourquoi la mayonnaise peine-t-elle à prendre ? A qui la faute ? Est-ce que, selon vous, le président Ghazouani en veut réellement ?
Cheikh Jiddou : Franchement, depuis la dernière élection présidentielle de juillet 2019, il n’y a plus d’opposition et encore moins de majorité. Toute la République en voulait à Aziz, le président sortant, et Ghazouani a su fédérer toute la classe politique autour d’une tentative de neutralisation de l’ancien Raïs. Il y’eut d’abord la création de la commission d’enquête parlementaire sur la gabegie de la décennie 2009-2019 puis l’inculpation de Aziz et sa détention provisoire
Là encore et pour ne pas aller jusqu’au bout des choses, Ghazouani, avec moins de succès cette fois-ci, a essayé de détourner l’attention des mauritaniens en laissant entendre qu’un dialogue serait organisé.
Mais comme vous dites la mayonnaise n’a pas pris parce que, d’abord, les deux acteurs (opposition et majorité) constituent un bloc uni depuis plus de deux ans et leurs discussions ressembleraient beaucoup plus à un monologue qu’à un dialogue. Ensuite, l’opinion publique mauritanienne n’a accordé aucun crédit à cette annonce de dialogue pas plus qu’aux petites réunions censées lui donner un contenu et un tableau de bord.
Alors, pour répondre à la deuxième partie de votre question, personne n’a jamais cru à la nécessité d’un « dialogue »que ce soit ses acteurs ou les spectateurs que nous sommes.
La création de la commission d’enquête parlementaire (CPE) qui avait suscité un grand espoir chez les mauritaniens, semble en panne. Sur les dizaines de personnes épinglées par le rapport de la CPE, 13 ont été inculpées dont l’ancien président Aziz, seul d’ailleurs placé en détention provisoire. Pensez-vous que cette décision a permis d’enrayer la gabegie dans le pays ?
Autant la commission d’enquête parlementaire a abattu un travail remarquable en un temps record, autant le parquet, aux ordres de l’Exécutif, a bidouillé le rapport d’enquête pour soustraire à l’action publique des centaines d’auteurs d’actes de corruption et de détournement de deniers publics.
Le ministère public a opté pour une justice sélective en se limitant à la mise en accusation uniquement d’Aziz et 12 de ses proches. Les véritables responsables, au sens juridique du terme, des actes dénoncés par la commission d’enquête sont restés intouchables et certains d’entre eux continuent à sévir aux commandes de départements ministériels et d’entreprises publiques sans oublier ceux qui ont vu le paiement de leurs émoluments d’anciens premiers ministres reprendre.
Par conséquent, non, la gabegie a encore de beaux jours devant elle en Mauritanie et l’Etat continue à en être le plus grand promoteur. Vous n’avez qu’à revenir aux extraits des différentes réunions du conseil des ministres et voir les nominations opérées au cours des deux dernières années.
Les scandales de la Direction Générale des Domaines, de la Direction de l’Habitat, de la SNDE, des projets d’adduction d’eau ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Plus on gratte, plus on se rend compte que la gabegie est devenue un sport national. Dans ces conditions, je vois mal l’actuel gouvernement oser juger un quelconque auteur de gabegie au cours de la décennie d’Aziz.
Quelques semaines après sa rencontre restreinte avec quelques membres de son gouvernement et le délégué de Taazour, les mauritaniens attendent des changements dans la mesure où au sortir de cette réunion, le Rais aurait déploré des lenteurs dans l’exécution de certains de ses chantiers. Pourquoi selon vous, ce changement tarde-t-il à venir ?
Il ne faut pas céder à la rumeur. Certes, il y a retard dans l’exécution des projets les plus structurants et les plus importants mais Ghazouani ne subit aucune pression ni de la rue ni de la classe politique conquise depuis 2019. Alors pourquoi opérer un changement qui attesterait de cet échec à mi-mandat ?
Il constate en privé ces lenteurs et cette incapacité d’honorer les engagements électoraux comme tous les mauritaniens d’ailleurs mais il n’ira pas jusqu’à rendre publique sa déception à l’égard de ses propres troupes. D’autant plus que Ghazouani ne cherche pas, de toute évidence, à se faire élire pour un second mandat. Il « tue » le temps. Le temps d’un mandat.
Quelle appréciation vous faites des deux ans et demi du règne du président Ghazouani et de l’état de l’opposition mauritanienne ?
On peut, très justement, intituler les deux ans et demi du règne de Ghazouani : « 30 mois pour neutraliser politiquement Aziz ». Ce fût la seule grande réalisation. Et elle compte pour certains mauritaniens à commencer par les partis politiques qui constituaient l’opposition jusqu’à juillet 2019. Une opposition à la personne d’Aziz et non à sa politique à laquelle elle a adhéré depuis que Ghazouani est aux commandes.
Cette « opposition » dont vous parlez n’a plus son mot à dire. Elle a perdu tout crédit aux yeux de l’opinion publique et même de ses propres sympathisants. Les mauritaniens l’ont vue, moyennant marchandages, chercher des nominations aux « enfants » de ses dirigeants à des postes administratifs.
Les mauritaniens l’ont vue, moyennant avantages, se taire à des moments cruciaux de troubles sociaux. Les mauritaniens l’ont vue, moyennant promesses gouvernementales, trahir les engagements donnés à sa propre jeunesse. Même à l’Assemblée Nationale, les mauritaniens ont vu des députés de la majorité plus critiques et plus opposés au gouvernement que les députés de l’ancienne opposition.
D’ailleurs, il faut noter un phénomène nouveau en Mauritanie : la majorité fait tout pour saboter l’action du gouvernement alors que l’opposition n’épargne aucun effort pour ne pas indisposer le président de quelque manière que ce soit. Alors évitons de croire encore à son existence en tant que contre-pouvoir politique.
Propos recueillis par Dalay Lam
(*) Cheikh Jiddou est membre fondateur du Mouvement du 25 Février, expert en droit